RUBRIQUE : BONS MAUVAIS MOTS
Par Loïc
Distefano
Doctorant es lettres moderne
ARGUMENT : Nous voulons donner à lire dans cette petite rubrique un florilège des mauvais mots que la littérature entassa depuis longtemps sur ceux qui font profession de juriste, à quelque niveau que ce soit. C’est toujours l’amère combat du bohème farouche contre l’homme de dossier, de l’aventurier contre le soupeseur, en un mot de l’imagination contre la pratique. C’est une constante dans la littérature mondiale que de prendre comme anti-héros ou souffre-douleur ce qui s’oppose le plus à l’image que l’on se fait de soi, littérateurs cheveux au vent et âme au large : l’homme de dossier, l’employé d’un cabinet obscur dont deux exemples marquent pour toujours la littérature : Bartelby de Melvive et Bouvard et Pécuchet de Flaubert.
Nous proposerons donc au cours de cette rubrique, et sans rapport direct avec le thème principal de la revue, des extraits choisis qui parlent du droit, souvent avec humour mêlé de crainte, car l’on ne moque bien que ce que l’on craint un peu.
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Balzac voulut donner une image totale de son siècle en traçant de nombreux portaits de ses contemporains, et de la société mouvante où il évolua. Avant lui, vers 1840, l’éditeur L. CURMER proposa a de nombreux auteurs, aujourd’hui plus ou moins connus, dont Balzac, Nerval, Borel, etc., de donner dans un portait au vif l’image d’une profession ou d’un type particulier de contemporains. En quatre livraisons, le porteur d’eau, l’avocat, le gniaffe, les détenus, la grisette, le contrôleur des contributions directes, et bien d’autres, se voient croqués par les plumes souvent ironiques des protraitistes.
Ce genre de recceuil était fameux alors — et fort recherchés par les bibliophiles d’aujourd’hui — car ils avaient l’avantage de faire souvent rire en de petits tableaux nombreux. Et puis, comme toujours, l’on s’amusait à reconnaître l’autre, le voisin, quand quelques pages plus loin on évitait avec force courage son propre reflet.
Voici un extrait du tome II, particulièrement destiné aux gens du droit, lesquels furent souvent les victimes des gens de Lettres.
Le défenseur officieux en justice de paix
par Emile DUFOUR
Paris
est une vaste ruche dans laquelle d’infatigables abeilles travaillent jour et
nuit à entasser des richesses, dont une grande partie nourrit un essaim
nombreux de guêpes voraces et paresseuses. Si les rapines de ces dernières
s’exécutent facilement, c’est qu’entre les abeilles et les guêpes parisiennes
il n’existe pas la même différence qu’entre celles des champs.
Combien
y a-t-il en effet à Paris de ces individus, dont l’existence est un problème
pour tous, qui aux yeux de la foule sachant se revêtir d’un caractère honnête,
allant et venant sans cesse d’un air affairé, semblent travailler, mais ne
travaillent réellement qu’à tirer bon parti de la gaucherie ou de la crédulité
de leurs concitoyens laborieux. Du reste leurs menées plus ou moins adroites ne
sauraient échapper à l’œil de l’observateur : à ce dernier donc appartient le
soin de les signaler.
Tous
ces hardis parasites n’exploitent pas le même côté de la confiance publique. Il
en est une classe remarquable par ses mœurs, sa vie nomade et son adresse, qui
ne doit son existence qu’à l’ignorance des débiteurs et des créanciers, ou à la
mauvaise foi des chicaneurs : nous voulons parler de ces avocats de justice de
paix, connus sous le nom de défenseurs officieux.
Le
nombre de ces hommes d’affaires, extrêmement minime il y a dix ans, s’est
augmenté graduellement avec la langueur du commerce. Le soleil de juillet, dont
les rayons régénérateurs devaient produire de si heureux effets, n’a servi qu’à
faire éclore une nouvelle couvée de ces obscurs oiseaux de proie.
Désespérant
d'être officier ministériel, enhardi par les succès de quelques-uns de ses
confrères, un jour un clerc d'huissier adresse à son patron et à son élude un
adieu forcé ou volontaire. Il loue à Paris, ou dans un des villages
circonvoisins, un logement au plus bas prix possible, garnit une pièce d'une
table noire et de trois chaises, fait barbouilles sur sa porte ce mot : Étude,
se donne dans ses lettres et sur ses cartes de visite le titre pompeux de
jurisconsulte, et le voilà défenseur officieux en espérance.
Dès
lors il passe dans les justices de paix le temps entier des audiences,
s'immisce dans toutes les discussions particulières des plaideurs qui attendent
l’appel de leur affaire, donne son avis, propose ses services ; enfin remue
ciel et terre pour trouver une cause à défendre.
Le
défenseur officieux est facile à reconnaître à sa voix mielleuse et insinuante,
à son chef toujours couvert d'un chapeau qu'il a payé 5 francs. Il porte un
habit dont la couleur échappe à l'œil, mais qui le plus souvent a dû être noir,
et sa main, garnie d’un gant gris ou de filoselle brune, caresse amoureusement
un jabot fané et parsemé d'étoiles jaunâtres qui attestent de la part de son
propriétaire un fréquent usage de tabac en poudre.
Son
bras est en tous temps et en tous lieux chargé d'une énorme liasse le pièces de
procédure, flanquée d’un gros Neuf Codes
in-octavo. Ce sont ordinairement les seuls papiers qui garnissent ses cartons
et le seul livre dont se compose sa bibliothèque. Il marche toujours vite et
d'un air fort occupé. A le voir aussi sérieux au milieu du fracas perpétuel de
Paris, vous le prendriez pour un homme accablé d'affaires. Point du tout. Il
est chargé de faire condamner un débiteur qui ne conteste pas la demande que
lui intente son créancier. Il prépare à cet effet un superbe plaidoyer dont il
ne se souviendra plus à l'audience, fait la recherche des articles de la loi
sur lesquels il doit se fonder, et pose ses conclusions d'un air victorieux.
Puis, quand il est arrivé à l'éternel : en
conséquence requérons que le sieur... soit condamné... etc., il passe sur
son front un foulard à 24 sous, promène fièrement sa vue sur les passants, et
se récompense de ses efforts d'imagination en logeant dans ses parois nasales
une large pincée de tabac.
Si les
caprices atmosphériques, la chaleur et la longueur de la marche ne vous
rebutent pas, suivez-le, je vous prie, jusqu'au prétoire qui doit retentir des
foudres de son éloquence, et là, vous pourrez bâiller à loisir, si, toutefois,
vous ne haussez les épaules devant les petitesses et le dégoûtant égoïsme dont
le tableau se déroule à vos yeux; car vous serez initié aux mystères d'une
foule de misérables affaires dont il est déplorable de voir s'occuper des gens
raisonnables. Puis vous entendrez le défenseur officieux donner les preuves de
la plus brillante faconde pendant au moins cinq minutes sans reprendre haleine
et sans avaler la moindre cuillerée d’eau sucrée.
Il
exerce habituellement son talent oratoire dans les salles d'audience des douze
arrondissements de la capitale, ou dans celles les chefs-lieux de canton de la
banlieue : il préfère cependant ces dernières, où la simplicité des plaideurs
offre à ses spéculations un appât plus facile et plus certain.
Dans
le voisinage des tribunaux de paix se trouvent plusieurs cabarets ; c’est là
que les jours d’audience, une grande partie des plaideurs vient attendre
l'arrivée du juge. Suivons-y le défenseur officieux ; car c'est dans une de ces
buvettes qu'il entre d'abord. Prenez un tabouret, accoudez-vous avec
indifférence sur une table et examinez.
Déjà
plusieurs défenseurs sont arrivés. En voici deux entre lesquels s'agite une
question de droit. Ils gesticulent, feuillettent leur code, crient, se rient
réciproquement au nez, et finissent par se tourner le dos. Un autre parcourt
gravement des pièces que vient de lui confier un plaideur. Un troisième est
entouré d’un groupe de personnes qui l'écoutent respectueusement pérorer. Si
quelqu'un arrive et demande son nom ; un des auditeurs se penche à l'oreille du
nouveau venu, qui écarquille les yeux, et fait un léger hochement de tête
admiratif Ce défenseur est ordinairement le plus bavard et le moins instruit,
et pourtant c'est celui qui jouit de la plus grande réputation. Celui que nous
avons suivi entre en saluant humblement, car le défenseur officieux est d'une
grande politesse avec tout le monde (politesse qu'il porte au plus haut point
avec les gendarmes et le commissaire de police du quartier) et d'une excessive
aménité avec ses confrères qu'il n'interpelle jamais sans précéder leur nom du
terme : maître, consacré au barreau.
Voyez avec quelle affabilité il presse la main de chacun d’eux, avec quelle
touchante sollicitude il s'informe de leur santé ; puis tout à coup sa
physionomie riante devient sérieuse, il parle d'une affaire importante dont on
lui a confié la gestion, d'un rendez-vous qu'il a eu avec un avocat distingué
(que, par parenthèse, il n’a jamais vu), de la certitude de son succès, des
honoraires immenses dont il sera gratifié, et de l'honneur qui rejaillira sur
son nom. Cependant un homme se lève, s'approche de lui, et demande bas, bien
bas, s'il serait possible de lui dire deux
mots. Le défenseur officieux, voyant que l'interlocuteur a besoin de lui,
se rengorge, tousse, caresse sou menton, et entraîne sa pratique dans un angle
de la pièce. Le nouveau client expose le motif de sa demande d’un air piteux et
tournant entre ses doigts ce qui lui sert de coiffure. C'est un débiteur
malheureux cité pour l'audience du jour et qui voudrait obtenir un délai
quelconque. Le défenseur l'écoule d'un air capable, lui promet, avec
l'assurance d'un oracle, de lui faire accorder ce qu'il désire, et se fait
préalablement consigner ses honoraires. Le malheureux, rassuré sur son avenir,
les donne sans hésiter, et offre à son avocat un verre de vin. Celui-ci rejette
la proposition sous prétexte qu'il n'a pas déjeuné. On comprend fort bien où
veut en venir notre homme. Son client se laisse prendre au piège ; il ajoute à
l'offre du liquide celle d'une côtelette que le défenseur refuse d'abord avec
dignité, mais se détermine enfin à accepter. Ou dresse la table. Il faut boire
en mangeant : on sert une bouteille de vin, puis une autre. Un seul plat ne
suffit pas ; le défenseur en demande un second et du dessert, car il est comme
les amoureux de quinze ans : il mange vite et longtemps. Le client, que son
affamé défenseur ne cesse de louer sur la validité des raisons qui le mettent
dans la nécessité de demander terme et délai, paie avec chaleur et oublie de
prendre la moitié du repas ; distraction dont profite admirablement son
commensal.
Puis
quand l'heure annonce que l'audience va commencer, chacun se lève, et, semblable
à Gil Blas, le pauvre plaideur paie largement un déjeuné qui certes ne lui
donnera pas d'indigestion. Mais il ne murmure pas ; car il n'est point de
sacrifice qu'il ne fasse pour obtenir le délai qu'il désire. Il s'avance donc à
la barre l'estomac léger, mais le cœur plein d’espoir, et, malgré les
supplications du défenseur qui l'assiste et qui expose, avec une somme de
chaleur égale à celle du vin qu'il a bu, la position malheureuse de son client,
il entend, avec douleur, rejeter sa demande que ne motive rien de juste aux
yeux du juge.
S'agit-il
d'une affaire plus importante, le défenseur officieux, au milieu du silence de
l'auditoire, fait sortir de sa bouche un torrent de phrases incohérentes
parsemées de Grands mots et festonnées d'arrêts de la cour de cassation. Il
invoque Pothier, Sirey, Delvincourt, qu'il n'a jamais lus, combine au hasard
tel article de la loi avec tel autre; puis il gesticule, frappe sur la barre,
et quand il a formulé ses conclusions, il toise avec assurance son confrère
adversaire qui l'a écouté avec un air de supériorité dédaigneuse et s'est posé
devant lui comme un Spartiate aux Thermopyles.
L'audience
terminée, l'agent d'affaires retourne à sa buvette qui lui sert de cabinet de
consultation. Il dit hautement beaucoup de bien de lui-même et beaucoup de mal
de ses confrères absents. Il passe en revue les principales questions qui ont
été agitées à l'audience, les commente et les discute avec emphase. S'il a
triomphé dans une affaire, il loue la justice de l'arrêt ; s'il a succombé, ses
poumons n’ont pas assez de force pour proclamer l'ignorance et l'iniquité du
juge. Il met facilement un de ses clients à contribution d'un dîner, pendant
lequel sa conversation n'est qu'une longue protestation d'amitié au milieu de
laquelle il brode son histoire le plus habillement possible. A l’entendre, il a
été avoué ou huissier en province ; mais sa femme ingrate l'a abandonné, nantie
de l'avoir commun ; ou un clerc, abusant de sa confiance, a disparu en lui
emportant des sommes immenses ; ou bien encore il était avocat, et la jalousie
de ses confrères ou l'injustice du conseil de discipline de l'ordre l'a fait
rayer du tableau. Puis, versant des larmes sur ses prétendus malheurs passés,
d'une main il essuie ses yeux, et de l'autre tend son verre au client. A chaque
minute il consulte l'horloge et prétexte un rendez-vous qu'il ne peut manquer ;
ce qui ne l'empêche pas de rester quelques heures de plus.
Il est
quelquefois accompagné d'un homme qu'il nomme son maître clerc ; véritable
Bertrand au fond et dans la forme, qui le suit pas à pas, porte ses dossiers,
vit des débris de ses repas et hérite de ses vieilles hardes. Espèce d'être
inorganique salis cesse attaché au défenseur officieux et qui n'existe que par
juxta-posilion.
Le
défenseur officieux est rarement marié, mais il possède presque toujours une
femme. C'est assez ordinairement une cliente malheureuse, qui ne peut payer les
services que lui a rendus le défenseur officieux, qu'en se constituant son
esclave la plus humble et la plus soumise. Elle est chargée de cirer les
chaussures de son seigneur et maître, de consigner sur un calepin, en son
absence, les noms des rares visiteurs, et de procéder à l'achat et à la
préparation des denrées journalières. C'est toujours en son nom que, par mesure
de sûreté, le défenseur officieux loue son logement, en paie le loyer et fait
ses marchés les plus importants. Pour prix de son dévouement, il l'expulse au
bout de plusieurs mois, et la remplace par une autre qui plus tard, à son tour,
éprouvera le même sort.
Le
défenseur officieux ne s'occupe pas seulement de représenter ses clients devant
messieurs les juges de paix ; il débat les intérêts des créanciers dans les
faillites, ceux du failli lui-même ; il rédige des baux, des actes de société,
de vente ou l'achat de fonds de commerce, et formule des exploits de procédure
qu'il donne à signer à un huissier qui lui fait une forte remise. Il se charge
aussi d'amener à réconciliation des époux en désaccord ou un père et un fils
brouillés. Enfin il est tout à la fois avocat, notaire, huissier et juge de
paix.
Si, à
l'aide d'économies, il parvient à garnir sa caisse de quelques centaines de
francs, il connaît fort bien les moyens d’utiliser son argent de la manière la
plus productive : il achète de bonnes créances à bas prix, escompte des valeurs
à un taux fort élevé, prête à usure, spécule sur la détresse d'un héritier
présomptif. Il décuple ainsi en fort peu de temps son avoir.
Il
descend un étage à mesure qu'il s'élève dans le sentier de la fortune. C'est
alors que notre homme commence à occuper une position dans le monde ; il étend
le cercle de ses connaissances, fréquente les spectacles à l'aide de billets
que lui donnent ses clients, se fait incorporer dans une compagnie de la garde
nationale, et s'abonne au Gratis, a l'Estafette, ou à la Presse. Puis son intérieur change
d'aspect. Les lambris de son cabinet, jadis nus, se couvrent de gravures
encadrées; il a une bibliothèque, un tableau horloge, des bronzes, des lampes
Carcel, un encrier-pompe Boquet ; que sais-je ? enfin, tout ce qui peut faire
supposer au public la présence de l'aveugle déité. Il devient alors agent
d’affaires.
Il ne
fréquente plus, que pour les procès importants, les tribunaux de paix, théâtres
de ses premiers succès, où il envoie pour les affaires ordinaires un de ses
clercs faire sons stage de défenseur officieux.
Le
défenseur officieux, surtout quand il est arrivé à cet état prospère, qu’il ne
doit le plus souvent qu’à l’emploi de moyens peu délicats, est l’objet de
l’aversion d'une foule de malheureux débiteurs confiants, sur lesquels il s'est
attaché comme une sangsue et dont il n'a fait qu'augmenter l'embarras. Il est
en général mal vu des officiers ministériels, et particulièrement haï des
huissiers auxquels il fait une guerre incessante et qui, pour cela même, se
croient dans la nécessité de le ménager.
Deux
ou trois sur cent parviennent ainsi parfois à amasser quelques mille livres de
rentes ; ils vendent alors leur clientèle, louent un appartement à Paris et un
pied à terre à la campagne, et n'en continuent pas moins à faire des affaires.
La chicane est leur vie, leur bonheur ; ils mourraient le lendemain du jour où
ils cesseraient de barbouiller du papier timbré et de déchiffrer les
hiéroglyphes des pièces de procédure.
Tous
les autres végètent pendant un temps plus ou moins long, alimentés par le gain
que leur procure leur intervention dans une foule de petits procès qu'ils ont
intérêt à prolonger. Ils changent tous les six mois de domicile, ne paient
point de contributions et n'endossent jamais l'uniforme civique. Souvent ils
disparaissent du monde pendant quelque temps, soit qu'ils aient eu des démêlés
avec la justice, soit que la main vengeresse d'une de leurs victimes les ait
envoyés a l'hôpital; puis ils reparaissent et disparaissent encore. Enfin, leur
nom, leur personne et leur domicile tombent tout à fait dans le domaine de
l'inconnu.
Riche ou pauvre, le défenseur officieux, dont la vie n'a été qu'un long procès avec ses débiteurs et ses créanciers, avec les débiteurs et les créanciers de ses clients, avec son propriétaire, avec les huissiers et les gendarmes, est enfin cité, un beau matin, à comparaître devant le tribunal de la justice divine, ou ses malheureux ennemis n'auront plus besoin, Dieu merci, de son ministère !